Les fidèles de ce modeste site se rappellent peut-être que j’ai remporté le prix Gaston-Welter de la nouvelle 2016 avec mon texte « Des vies mal pliées » (paru depuis dans mon recueil FAILLES). Plus récemment, en 2019, avec ma collègue Eva Hahn du collectif RaconTarn, nous avons collecté et restitué oralement les récits de vie des détenus de la maison d’arrêt d’Albi. Eh bien, il se trouve que ces deux excellents souvenirs viennent de se fondre pour en former un troisième, tout aussi réjouissant…
En effet, suite à l’action à la maison d’arrêt, je me suis inspiré de deux détenus pour écrire un texte de fiction intitulé « Le taulard qui ne voulait pas grandir ». Un récit noir et, comme très souvent, mâtiné d’une touche de fantastique. Or cette nouvelle vient de remporter, à ma grande joie, le prix Gaston-Welter 2020 !
Opposant au pass sanitaire, refusant donc de le présenter (ce qui ne veut pas dire que je ne l’ai pas), je n’ai malheureusement pas pu me rendre à la remise des prix à Talange : impossible de prendre des transports en commun longue distance et, même si j’avais pu me débrouiller, impossible d’entrer dans la salle où se déroulait la cérémonie. Dommage… mais pas grave, car ce qui compte, encore et toujours, c’est le texte, que je vous livre ci-dessous. J’ai bien sûr modifié les histoires des détenus à ma guise pour les adapter à un récit de fiction, mais je pense avoir néanmoins respecté leurs personnalités profondes tout en brouillant les faits. Je considère mon prix Gaston-Welter comme une preuve de ce respect, qui s’est transmis aux membres du jury.
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Le taulard qui ne voulait pas grandir
Moi aussi, je fais de la magie. Même en prison. Je lui affirme être capable de matérialiser un four dans la cellule et de cuire un joli gâteau aux pruneaux.
Peter Pan me regarde et sourit. Il rit peu mais sourit beaucoup. Ses yeux me défient. Alors je lui montre.
D’abord, tu mets une plaque de cuisson céramique par terre. Dessus, un fait-tout. Dans le fait-tout, une boîte de thon vide sur laquelle tu poses le moule. Pas de poignée au couvercle afin de couronner l’ensemble d’une autre plaque de cuisson, à l’envers bien sûr. Et ça chauffe. Et ça cuit.
Il est pas bon, mon gâteau ?
Peter Pan s’essuie les lèvres du revers de la main. Ses longs cheveux bouclés lui tombent sur les épaules. On l’a sans doute traité de pédé quand il était ado. Ça doit encore lui arriver.
Mange, petit, mange. Je t’en refais quand tu veux, du gâteau.
*
Quand il rit, c’est magique.
Aux alentours, les gens se figent une fraction de seconde, taulards comme gardiens, puis repartent souriants sans avoir tourné la tête vers lui. Les fresques murales peintes par d’anciens prisonniers semblent bouger : les fleurs multicolores s’allongent, les palmiers s’agitent au vent, les vagues déferlent sur l’île tropicale.
Pour le pousser à rire, je lui raconte ma vie de vieux cambrioleur. Je lui dis qu’à mon départ d’une maison, il n’y a plus que les murs. Au sens propre du terme si le coup est payé par un antiquaire amateur de portes. Je lui dis qu’il faut porter un casque en volant des chèvres, sinon elles te broutent les cheveux pendant que tu conduis la bagnole. Je lui dis qu’on peut chouraver n’importe quoi : des lapins, une voiture, une piscine. Avec la méthode adéquate.
Il rit et les vagues déferlent.
Il rit et je suis libre.
*
Les meilleures choses ont une fin. J’étais doué, mais il a suffi d’une merde et j’ai pris dix-huit ans. J’étais trop doué. Le juge n’a pas apprécié mes talents. J’ai déjà tiré sept piges ; avec les remises de peine automatiques, plus celles de bon élève des activités, je devrais ressortir par la grande porte dans quatre ans.
Peter Pan a pris six mois. Il refuse de me confier ce qui l’a envoyé derrière les barreaux ; c’est son droit, je le respecte. « Une bêtise », marmonne-t-il. D’expérience, je sens le vol à la tire mal calculé, avec soit une récidive qui a niqué un sursis, soit une ou deux injures balancées aux flics qui l’ont chopé.
Je lui annonce qu’à ma sortie, j’achète un camping-car et je visite les moindres recoins du pays. Ça, c’est la vraie liberté. Tu roules tant que tu veux, tu dors où tu veux. Plus de murs. D’aucune sorte. Rien que la route.
Lui aussi aime la route. Et les voitures. Il cherche une formation de carrossier, spécialiste des vieilles bagnoles. Celles qui ne sont pas toutes pareilles. Qui ne sont pas blanches ou grises ou noires. Qui ne trimbalent pas cette électronique de merde impossible à réparer. Sa copine se formera à la sellerie et ils ouvriront un garage ensemble.
Dans sa bouche, c’est toujours « ma copine ». Comme s’il hésitait à dire son nom. Moi, j’imagine que c’est la fée Clochette. Je n’ai jamais aimé Wendy, cette bourgeoise propre sur elle qui a envie de jouer à la maman et pas qu’avec ses petits frères. Clochette, elle vole, elle a du caractère, c’est une vraie fille pour mon Peter.
Je les vois dans une Cadillac aux chromes étincelants, la route bien droite devant eux, à la poursuite d’un arc-en-ciel qui les emmènera au Pays imaginaire. Ils ouvriront leur garage là-bas. Ils répareront les voiturettes des Enfants perdus.
Je me paierai un vieux camping-car de hippie, sans un bout d’électronique, afin que Peter Pan me le bricole.
*
Je lui explique qu’on a de la chance. On pieute à quatre dans une cellule de quatre. Pense aux cellules de six, avec en prime un septième gars qui dort par terre sur un matelas.
On a le mec qui a pété la gueule au cousin ayant lâché un vilain mot à l’enterrement du père. Quatre mois. On a le dealer de quartier, le dernier maillon de la chaîne. Six mois. Ils sortiront bientôt, reviendront peut-être. En attendant, ils dorment mal. Ou plutôt ils dormaient mal avant l’arrivée de Peter.
Lorsqu’il plonge dans le sommeil, il entraîne les copains au Pays imaginaire. Plus de gémissements. Plus de réveils en sursaut. J’aimerais y aller aussi, mais je ne rêve pas. Jusqu’à présent, j’y voyais une chance : des nuits d’oubli total sans images pour me hanter ni me juger.
J’essaie de me persuader que je suis encore chanceux. Quand Peter Pan partira, aucun cauchemar tenu à distance ne reprendra ses droits. Mieux vaut ne pas connaître le Pays imaginaire que d’en être chassé.
*
Pendant les promenades, il regarde en l’air. Songeant à s’envoler. Qu’est-ce qui l’en empêche, d’ailleurs ? Nous sommes coincés dans une maison d’arrêt, pas dans une centrale ; faute de gros durs, il n’y a pas de filet au-dessus de la cour empêchant les évasions spectaculaires.
D’autres aussi regardent en l’air. Ils attendent les colis que leur famille jette par-dessus les murs. Certains surveillants ferment les yeux, regardent en l’air à leur manière. Quand on n’a pas de blé pour cantiner au magasin de la prison, ni pour payer le coût prohibitif d’un appel téléphonique, alors tombent du ciel une tablette de chocolat ou un vieux portable.
Adossé au mur gris, Peter Pan remue les lèvres. Il parle à « ma copine », dont il voit la silhouette dessinée par les nuages. Je me rappelle de mieux en mieux le dessin animé : la fée Clochette trahit son héros parce qu’elle est jalouse de Wendy. Mon Peter ne se remettrait pas d’un tel coup de poignard dans le dos. Je devine qu’il en a déjà trop reçus ; en prison, ces cicatrices invisibles relâchent une drôle d’odeur qui flotte dans les couloirs et les cellules. Même les gâteaux aux pruneaux ne la font pas partir.
*
J’ai lu le roman. Il est à la bibliothèque de la prison. Hasard ? Je ne crois plus au hasard. Moi qui ne connaissais que le dessin animé, le bouquin est bien différent. Peter Pan tue les Enfants perdus lorsqu’ils grandissent, parce que grandir est contraire au règlement du Pays imaginaire. Un pays qui se délite quand Peter n’est pas là, comme s’il s’agissait de sa propre chair. Les fleurs fanent et les fées s’endorment.
Une fois Wendy rentrée chez elle, Peter promet de lui rendre visite tous les ans, mais ne réapparaît que de nombreuses années plus tard. Wendy est déjà maman d’une petite Jane ; c’est elle qui s’envole au Pays imaginaire.
Je ne vois pas mon Peter tuer quelqu’un. À part lui-même.
S’il se voit trop grandir.
*
Je ne crois pas en Dieu. J’ai vu trop de gens condamnés par la vie, pas seulement par les juges. Si Dieu existait, ce serait une grosse enflure, donc je préfère ne pas y croire.
Par contre, j’ai un faible pour la réincarnation. S’améliorer de vie en vie, je trouve ça logique. J’étais peut-être magicien avant. Ou plutôt illusionniste. D’où ma dextérité. Ai-je progressé en devenant roi de la cambriole ?
Ces derniers jours, je rêve. Du crocodile qui a bouffé la main du capitaine Crochet et le traque sans répit pour finir le boulot. Sauf que la bête a aussi avalé une horloge, ce qui permet à Crochet de l’entendre arriver.
C’est l’horloge de la Mort, le compte à rebours fatal. Je rêve du tic-tac. Je ne parviens pas à m’enfuir : mes jambes sont trop lourdes, trop vieilles. Je sens la gueule du crocodile s’ouvrir dans mon dos, prête à m’avaler.
La Mort me cherche. Elle va me demander au parloir et, soudain, il n’y aura plus de barreaux aux fenêtres.
*
Peter Pan dort de plus en plus mal alors qu’il n’a plus qu’une semaine à tirer. Que se passe-t-il au Pays imaginaire ? Clochette lui fait la gueule ? Le capitaine Crochet est à ses trousses ? Nos compagnons de cellule s’agitent violemment dans leur lit dès que Peter bredouille un mot dans son sommeil.
Je crois qu’il m’a menti. Aucune « ma copine » ne l’attend à la sortie. Aucun projet de formation ni de garage. Le Pays imaginaire, il l’a trouvé en prison. Logé, nourri, et diverti par un vieil idiot qui lui raconte des histoires de fripouille à l’ancienne.
Je ne dors plus depuis deux jours. L’horloge du crocodile m’en empêche. Au milieu de la nuit, je doute de ma propre existence. L’imagination de Peter m’a créé, de même que les fresques aux murs, les nuages dans le ciel, les brins d’herbe poussant dans les fissures du béton.
Je me vois m’asseoir sur le lit et empoigner mon oreiller à deux mains. Que se passera-t-il si j’étouffe Peter Pan ? Soit le Pays imaginaire disparaît, et moi avec, soit je prends les vingt piges d’un meurtrier. Mais l’horloge m’assure que je ne tirerai pas ces vingt ans, pas plus que les quatre qui me restent avant la libération conditionnelle. Pas de sortie pour le voleur de portes.
J’avance d’un pas, deux pas, trois pas. Peter se tourne vers moi, les yeux grands ouverts. Il sourit.
Il sourit et les vagues de l’océan s’écrasent à mes pieds.
Sans un mot, il me remercie.
Je t’ai apporté un gâteau, fiston. Je te le mets sur la bouche, sur le nez, d’accord ? Hume-moi ça. Recette personnelle et four magique. Mange, t’es si maigre.
Voilà, c’est bien.
Régale-toi.