Second épisode de mes modestes aventures et rencontres à bord d’un cargo de marchandises navigant en mer du Nord et en mer Baltique (le premier épisode est là). Au plaisir de retenter ce genre de voyage, avec cette fois l’envie non pas de faire une boucle, mais d’utiliser ce moyen de transport très particulier pour réellement arriver quelque part. Encore un grand merci à tous les membres d’équipage du TIMCA pour leur accueil et leurs réponses à mes questions stupides.

Appelons-le Jaap. Lui, c’est l’ingénieur en chef. Il veille sur la salle des machines, lesquelles ne comprennent pas – loin de là – que les deux énormes moteurs. Par exemple, un système d’anode/cathode crée un courant potentiel de quatre ampères sur la coque, empêchant les coquillages de s’y accrocher. Car même avec un bateau de 200 mètres de long, s’il y a trop de bestioles à la remorque générant autant de petits tourbillons, la vitesse peut diminuer de deux bons nœuds. Il y a aussi l’épurateur qui, par un système de douches, nettoie les gaz éjectés par la cheminée ; mais comme les résidus sont… balancés à la mer, Jaap se demande si ce machin sert à quelque chose.
Baigné dans le bruit et les vibrations, Jaap ne fait que deviner les remous d’un monde qui l’inquiète. L’air de rien, il est au cœur de l’économie, au cœur des problèmes d’environnement, et tout cela ne sent pas très bon. Alors, avec sa famille, il a acheté une maison en Hollande, dans un village de 35 habitants. Il se prépare déjà à faire pousser ses légumes, à vivre en autarcie. Il a soixante ans mais ne les fait pas, car il « mène une vie saine »… lorsqu’il est loin de ses machines.

Au bout de son promontoire, Hanko est la ville la plus au sud de la Finlande. À la sortie du port, un panneau routier indique la direction de Saint-Pétersbourg. Le suivant précise que je n’en suis plus qu’à 580 km. Broutille. Une prochaine fois, peut-être…
Des étendues plates et boisées entourent Hanko à perte de vue. La petite « colline » qui s’est glissée en centre-ville porte une église et un étrange château d’eau rouge, aux lignes élancées, qui sert aussi de tour-horloge. Perchée sur un rocher en bord de mer, une cabane abrite un sauna public, avec un escalier qui plonge droit dans la Baltique, histoire de s’offrir un bon choc thermique. Le Viking est dur au mal : les vagues hivernales ne lui font pas peur !
En bord de mer également, un monument controversé, un pilier célébrant le débarquement des troupes allemandes en 1918. Les occupants soviétiques se sont bien entendu empressés de le démonter durant la Seconde guerre mondiale ; il est réapparu dans les années soixante, ne portant plus que trois mots à même de satisfaire tout le monde : « Pour notre liberté ».

Le canal de Kiel tranche le nord de l’Allemagne, là où la terre se rétrécit peu à peu en direction de la péninsule danoise. Du long de ses 97 km, il relie la mer du Nord à la Baltique, évitant justement de devoir contourner le Danemark.
Paul, le capitaine, n’aime pas emprunter le canal. Il ne s’y résout que si le vent est trop mauvais en mer du Nord. Ça fait quand même gagner du temps ? Pas beaucoup, dit-il, pas beaucoup. Surtout si un trafic important oblige à attendre son tour, d’abord aux écluses, puis à chaque zone de croisement. Surtout si une écluse est en panne, d’un côté ou de l’autre, voire des deux. Enfin sorti de là, Paul me brandit sa calculatrice sous le nez. « 19 », indique-t-elle. Dix-neuf heures pour franchir ce foutu canal. N’aurait-on pas été mieux au large du Danemark ?
De nouvelles écluses se construisent, afin d’accueillir des cargos toujours plus larges. Il faudra aussi élargir les zones de croisement existantes et en créer de nouvelles. Est-ce bien nécessaire ? Au risque qu’un jour, malgré tout le talent des pilotes, un habitant de Hochdonn ou de Bornholt voit un cargo débarquer dans sa cuisine à l’heure du petit déjeuner.

Appelons-le Ukko. Lui n’est pas membre d’équipage, il est chauffeur de camion, finlandais de son état. Il accompagne son véhicule pour une livraison spéciale à Anvers : l’une des jambes d’une immense grue de port. L’engin est ligoté, à la fois au sol et au plafond, dans la zone du bateau réservée aux camions. Je rappelle que le TIMCA est un roulier, en anglais « roll on / roll off », ou simplement « ro-ro », ce qui signifie que l’on peut y faire entrer des marchandises par l’arrière (en roulant) et pas seulement déposer des containers sur le pont.
À présent, Ukko ne parcourt plus que la Finlande, la Suède et la Norvège. Avant, il sillonnait toute l’Europe, de l’Espagne jusqu’à l’Oural. Il garde un bon souvenir des hivers russes : pas de problème pour rouler par moins cinquante degrés. En Finlande, les hivers trop doux perturbent désormais la cruciale industrie du bois. Car il ne neige plus, il pleut, encore et encore, au point que les routes de forêt ne sont plus que des rivières de boue impraticables.
Ukko lit. Beaucoup et de tout. De vrais livres en papier malgré l’espace réduit offert par la cabine de son camion. Pas de liseuse, pas de tablette. Un vieux téléphone. Pas de technologie inutile. Une bière et un livre, au mess des chauffeurs, en attendant de reprendre la route.
