Avec la vérité viendront des jours meilleurs

Après plus d’un an passé sur la route, entre découvertes, rencontres et boulot de traduction, je n’ai écrit qu’une seule nouvelle, inspirée (sans la nommer) par la Colombie. À ma grande joie, ce texte, intitulé Avec la vérité viendront des jours meilleurs, vient de remporter le concours de nouvelles du festival Quais du Polar. Quelques fidèles se rappelleront peut-être que j’avais déjà gagné ce concours il y a plus de dix ans, avec La petite traductrice. En attendant la parution en numérique sur le site Babelio au mois de juillet, voici donc le récit

*****

Essoufflée, Gloria atteint le palier du troisième étage. Chaque semaine, la montée devient plus difficile. Surtout la dernière volée de marches. Lorsqu’elle aperçoit la porte. C’est l’âge, se dit-elle. À partir de soixante ans, on devrait avoir droit à un ascenseur, ça devrait être inscrit dans la loi. En particulier après vingt années passées à se réveiller en larmes presque chaque nuit.

Mais cette porte n’est pas la sienne donc, si cette loi existait, Gloria ne pourrait en bénéficier pour se rendre chez son fils. À l’époque de sa disparition, Luis était un étudiant fauché, bien heureux d’avoir été admis à l’université, bien heureux d’avoir déniché un studio pas trop loin du campus. À dix-neuf ans, on ne se préoccupait pas des marches, on les grimpait quatre à quatre, on y volait des baisers aux filles.

Gloria soulève le coin du paillasson délavé. La clé est là. La clé est toujours là. L’image grisâtre du chien semble dire : « Bien sûr qu’elle est là, je veille dessus, je veille depuis vingt ans même si Luis s’essuyait les pieds sur moi, c’est mon boulot, le boulot d’un chien de paillasson. »

Parfois, Gloria croit voir le chien remuer la queue.

C’est l’âge. Mes yeux.

La clé joue dans la serrure. Il n’existe que cet exemplaire : une mère ne possède pas la clé du logement de son fils adulte, ce serait inconvenant. Elle en dispose parce qu’elle l’a retrouvée sur le comptoir de la cuisine lorsqu’elle a accouru, vingt ans plus tôt – non, vingt ans moins deux mois et dix-sept jours –, alertée par la voisine qui avait entendu des cris pendant la nuit avant de voir, par sa fenêtre, des hommes en uniforme emmener une silhouette torse nu.

Gloria pénètre dans le studio. Rien n’a bougé depuis vingt ans moins deux mois et dix-sept jours. Elle y fait le ménage chaque semaine sans faute, le samedi matin à huit heures. Comme souvent, la chaleur est déjà étouffante : le plafond touche le toit de l’immeuble, mal isolé, en partie métallique. Elle se rappelle très bien s’être moquée à maintes reprises de son fils en lui disant que, au moins, elle était sûre qu’il ne séchait pas les cours car la fac avait la clim. Des fois il riait, des fois non. Luis ne séchait pas les cours. Luis était un jeune homme sérieux, conscient de sa chance d’étudier à un niveau inaccessible à ses parents. Conscient aussi que sa ville, son pays allaient mal. Le syndicat étudiant l’avait accueilli à bras ouverts : les volontaires ne couraient pas les rues ni les allées du campus.

Gloria pose son sac à dos et en sort les produits ménagers, les torchons, les éponges. Sur l’étagère servant de maigre bibliothèque, une photo appuyée aux livres de sociologie montre Luis à dix ans, entouré de ses parents dans un parc, devant une grande illumination de Noël représentant un colibri. À l’époque, il voulait bien sûr devenir footballeur. Y a-t-il des syndicats dans le football ? À défaut, Luis en aurait créé un.

Gloria commence par épousseter les livres et la photo.

Si Luis revient un jour par ses propres moyens, il trouvera son studio propre. Il trouvera la clé sous le paillasson, et le chien, sans doute, esquissera un sourire.

**

Le bureau du banquier est presque aussi grand que l’appartement de Luis. Le costume et la cravate aussi gris que le chien du paillasson. Mais le banquier ne paraît pas d’humeur à sourire ni à remuer la queue. Si Gloria était deux fois moins âgée, la question se poserait peut-être.

— Comprenez bien, madame, qu’il s’agit d’une simple question de chiffres. Nous avons fait notre maximum, je tiens à vous l’assurer. Je pense d’ailleurs que vous le savez.

Gloria ne dit rien. Elle a pourtant des chiffres en tête, elle aussi. Le nombre de disparus. Le nombre de corps retrouvés dans les fosses communes. Le nombre de lettres qu’elle a adressées à la Commission pour la vérité et la réconciliation. Elle en connaît chaque mot par cœur. Dans ses rêves, Luis les récite au jury de son diplôme de sociologie ; Gloria, assise au fond de la salle, se lève pour applaudir, puis les membres du jury se retournent et les lumières de l’amphithéâtre font briller les galons des uniformes.

— Vos rentrées d’argent diminuent régulièrement. Je suppose – veuillez pardonner ma franchise – que le travail de femme de ménage vous est de plus en plus difficile. Quant à prendre votre retraite, il est à craindre – vous en conviendrez certainement – que son montant soit inférieur à vos revenus actuels.

Gloria a « convenu » de beaucoup de choses au fil des ans. Que l’espoir né avec la création de la Commission s’entend sur la durée. Que les témoins parlent peu et qu’il faut parfois des mois pour leur arracher une information supplémentaire en échange de ceci ou de cela. Que militaires, guérilleros et paramilitaires cherchent d’abord à incriminer leurs anciens adversaires avant d’avouer. Le conflit est terminé, mais il est encore bien trop facile de mourir.

— Il est de notoriété publique que vous payez deux loyers, le vôtre et celui de votre fils malheureusement disparu. Soyez assurée une fois de plus, madame, de ma profonde compassion. Il apparaît néanmoins que cette seconde dépense locative pèse lourd dans votre budget alors qu’elle n’est pas directement liée à vos besoins essentiels. Nous avons déjà fourni beaucoup d’efforts de notre côté, aussi me semble-t-il – avec tout mon respect et celui de cet établissement – que vous devriez envisager certains choix difficiles.

Gloria a également « envisagé » beaucoup de choses depuis vingt ans. À commencer par mettre fin à ses jours lorsque son mari a noyé son chagrin dans l’alcool jusqu’à se noyer pour de bon au fond de la rivière. Dans les romans sentimentaux, ce sont les femmes qui se laissent dépérir et les hommes qui tiennent la baraque. Dans le monde réel, il en va différemment. Pas toujours. Mais souvent.

Quant aux chiffres dont parle le banquier – ceux-là, seulement ceux-là –, Gloria admet qu’il n’a pas tort. Elle perd ses clients car elle a besoin de plus en plus de temps pour nettoyer, et rares sont ceux qui peuvent se permettre de payer le double d’heures en soutien. Pourtant, du soutien, elle en a reçu. Durant de longues années, elle a envoyé des lettres dans le monde entier, à l’ONU, aux gouvernements et aux journaux du monde dit « libre ». Son cas a suscité un certain écho, au grand dam des gens susceptibles de savoir où se trouvait Luis. Par-delà les océans, on a loué son courage et sa persévérance. Bêtises : Luis, lui, était courageux.

Elle a aussi reçu de l’argent de l’étranger. Des sommes assez importantes, au début. Au point d’avoir eu peur d’exploiter l’absence de son fils, de vivre sur son dos. N’a-t-elle pas songé à louer un appartement plus grand ? Juste pour avoir la place de ranger les piles de dossiers, évidemment. Le souvenir de Luis l’a retenue à temps. Il était si intelligent. Il voyait tellement plus loin qu’elle.

Puis l’argent du monde « libre » s’est tari ; d’autres causes, neuves et jolies, réclamaient l’aide de ceux qui possédaient de quoi s’acheter une conscience. Dans ses rêves, le chien du paillasson secouait la tête, assis sur les genoux d’un Luis en pantalon de pyjama, torse nu. « Mon maître te l’aurait dit, s’il avait été là. Mon maître était libre, beaucoup plus libre que le monde du même nom. »

Soudain, Gloria est éblouie par le soleil. Elle est dans la rue. Le bâtiment aux fenêtres luisantes se dresse au-dessus d’elle, étage après étage de banquiers empilés. Qu’a-t-elle dit au sien avant de partir ? Lui a-t-elle serré la main ou craché au visage ? Elle ne se souvient de rien. C’est mieux ainsi.

Non.

L’oubli est dangereux. L’oubli est l’arme des groupes armés à qui on a retiré leurs armes. Gloria envisage un instant de retourner dans la banque, dans le grand bureau, pour demander à l’homme au faux sourire de lui rappeler la fin de leur échange. Mais elle y renonce.

Luis, lui, était courageux.

**

Une marche puis une autre.

Une marche puis une autre.

Gloria monte l’escalier. Premier étage. Deuxième étage.

Le taxi a monté les cartons de dossiers au troisième ; elle a refusé qu’il monte aussi les deux valises et le gros sac à dos.

Une marche puis une autre.

Une marche puis une autre.

Gloria doit expier. Au moins par la sueur. Car elle a échoué. Elle n’a pas retrouvé Luis et, maintenant, elle va habiter chez lui. Quelle honte pour une mère. Pourquoi ne s’est-elle pas noyée dans l’alcool avant d’en arriver là ?

Une marche puis une autre.

Une marche puis une autre.

Les deux valises sont elles aussi pleines de dossiers. Seul le sac à dos contient des affaires personnelles. Elle s’est aperçue en triant à quel point elle en avait accumulé : comment pouvait-on entasser tant de choses dans un si petit domicile ? Tant d’objets dérisoires. L’essentiel tient dans le sac. Elle porte sa maison sur son dos, comme les escargots. Lesquels sont patients à défaut d’être courageux.

Une marche puis une autre.

Une marche puis une autre.

La porte est en vue. La pile de cartons attend devant, tel un invité se rendant compte qu’il n’a pas de main pour appuyer sur la sonnette. Les dossiers ont honte, eux aussi. Tant de papier gaspillé en pure perte. Ils ne veulent pas entrer chez Luis. Mais ils n’ont pas le choix. Gloria non plus.

Une marche puis une autre.

Une marche puis une autre. La dernière.

La clé est sous le paillasson. Le chien ne fait aucun geste, aucune remarque. Il semble avoir deux trous noirs à la place des yeux. Soit il les a fermés pour ne pas voir arriver Gloria, soit, à force de s’essuyer les semelles dessus, elle a fini par le rendre aveugle.

Une fois la porte ouverte, Gloria dépose valises et sac à dos devant le clic-clac. C’était – c’est – le lit de Luis. Impossible d’avoir un vrai lit et un canapé dans cette pièce exiguë. Gloria n’y dormira pas. Une couverture jetée par terre lui suffira. D’abord parce qu’une mère ne dort pas dans le lit de son fils. Ensuite parce qu’elle doit expier.

L’espace d’une poignée de secondes, elle pense qu’elle ne réussira pas à soulever le carton placé en haut de la pile, plus grande qu’elle. Lorsqu’elle y parvient, elle est à deux doigts de basculer en arrière dans l’escalier. Elle croit sentir un étrange frôlement sur sa cheville. Le chien tentant de la déséquilibrer ?

Pourtant elle survit. Cette fois encore. Elle survit depuis longtemps.

Elle pose le carton dans un coin du studio, à côté du clic-clac. Faute d’espace, elle reconstitue la pile, carton par carton. Chaque centimètre carré de son tee-shirt lui colle à la peau ; elle ne pourra sans doute plus jamais l’enlever.

Gloria jette un coup d’œil circulaire à la pièce, comme à la fin d’un ménage, avant de partir, pour s’assurer que tout est en ordre. Sauf qu’elle ne part pas. Elle fera désormais sa cuisine ici, ses courses en bas de l’immeuble, sa lessive à la laverie deux rues plus loin. Elle va remplacer Luis. Ou plutôt lui garder sa place au chaud.

En parlant de place, elle poussera certains vêtements de son fils afin de mettre aussi les siens dans le placard, bien qu’ayant apporté le strict minimum. Elle s’en excusera au retour de Luis. De ça et de tant d’autres fiascos.

Gloria entend son téléphone vibrer dans la poche avant du sac à dos. Elle a déposé hier la résiliation de son contrat de location au guichet de la banque. Elle suppose que son cher banquier – qui n’a toujours voulu que son bien – en a pris connaissance et souhaite la féliciter d’une décision difficile mais nécessaire. A-t-il seulement lu l’adresse concernée ?

Gloria pousse un long soupir qui résonne bizarrement dans le studio, telle une voix provenant d’une seconde pièce qui n’existe pas. Elle sort le téléphone. Le texto a été envoyé par la police. La respiration de Gloria se bloque lorsqu’elle lit le message tenant en une phrase :

« Nous avons retrouvé votre fils. »

**

— Madame, je vous présente mes plus plates excuses au nom de la Commission pour la vérité et la réconciliation. Le message qui vous a été adressé était d’une extrême maladresse et n’aurait pas dû être rédigé en ces termes.

L’avocat se tourne vers l’officier de police – un haut gradé vu la rangée de galons – dans l’espoir qu’il appuie ses propos. Le flic se contente de hocher la tête. Ce n’est pas lui qui a rédigé le message, un travail de secrétariat bien au-dessous de son rang, mais ses lèvres plissées – retenant un sourire – hurlent qu’il ne regrette rien, que c’était même drôle et qu’on ne va pas s’énerver pour si peu.

Ses grosses mains reposent sur le carton censé contenir les restes de Luis. « Nous avons retrouvé votre fils. » En petits morceaux. En os mais pas en chair. Gloria a pris le temps de lire la liste précise, très précise, du contenu de ce carton. Soixante-deux ossements, de tailles et de poids divers, identifiés par analyse ADN grâce aux échantillons prélevés chaque année sur Gloria. Les résultats de l’analyse sont annexés à la liste, ainsi que les photos de la fosse commune d’où ont été extraits les corps de treize personnes, parmi lesquelles cinq déjà identifiées. Dont Luis. A priori.

Le flic, lui, y croit : il s’accroche au carton comme si un syndicaliste mort restait dangereux, sa vraie place étant dans un coffre-fort au dernier sous-sol des archives de la police.

— Si tout vous paraît en règle, dit l’avocat, je vais vous demander de signer le formulaire de restitution en trois exemplaires. La Commission vous présente ses sincères condoléances pour cette perte irréparable.

Il regarde de nouveau le flic, qui hoche de nouveau la tête. Ils ont déjà joué cette scène, devine Gloria. Devant d’autres mères, pères, enfants, grands-parents. La chorégraphie est bien réglée. Ou plutôt le jeu morbide qui oppose la Commission, la police et l’armée, jeu dont les règles – officielles et officieuses – passent loin au-dessus de la tête des familles.

Gloria lève les yeux des documents. Une grande affiche est punaisée au mur, portant le slogan de la Commission en lettres majuscules : « AVEC LA VÉRITÉ VIENDRONT DES JOURS MEILLEURS  ».

— Qui l’a tué ? s’entend demander Gloria.

Elle doit poser la question, ça fait partie du jeu. D’ailleurs ne serait-elle pas une mauvaise mère si elle ne la posait pas ?

— L’enquête est en cours, lâche le flic.

Ses premiers mots, à part le « bonjour » initial. Il aurait une belle voix en y mettant un minimum d’intonation. C’est d’ailleurs le genre d’homme dont Gloria se serait facilement amourachée dans sa jeunesse : musclé, très poilu, parlant peu. Son histoire aurait alors été différente. Son fils – un fils différent – serait encore vivant. Ou pas.

Le flic la regarde enfin droit dans les yeux au lieu de fixer un point derrière elle. D’un geste infiniment lent, il pousse le carton sur la table, faisant tomber les trois exemplaires aux lignes serrées du formulaire de restitution.

À la limite de son champ de vision, Gloria voit l’avocat ouvrir la bouche, lever une main, puis se renfoncer dans son fauteuil au lieu d’intervenir. Elle ramasse les formulaires – ce qui est mal rangé la gêne – et les pose sur le carton avec la liste si précise et ses nombreuses annexes. Lorsqu’elle le soulève, l’ensemble lui paraît trop léger, surtout avec les papiers. Le carton est peut-être vide. Mais elle se refuse à l’ouvrir : pas maintenant, pas devant eux.

— Je vous renvoie les formulaires par la poste, d’accord ?

Au tour de l’avocat de hocher la tête. Il est enfin dépourvu de mots. Chacun d’eux, dans ce bureau, est tellement dépourvu, de mots et de tout, qu’ils s’envoleraient si la clim soufflait plus fort.

Gloria sort du bureau. Les formulaires ne sont pas signés, rien n’est officiel. Sinon, Luis aurait été déclaré « retrouvé » vingt ans moins trois jours après sa disparition.

**

Il y a trop peu d’arbres dans ce cimetière, trop peu d’ombre. Le soleil de midi écrase les rangées de tombes. À croire que l’on a envie de tuer ceux qui rendent hommage à leurs morts.

Lorsque son mari a succombé au chagrin liquide, Gloria a utilisé une partie de l’argent reçu de l’étranger pour acheter un bel emplacement de trois personnes. Les pierres tombales sont déjà en place, déjà gravées. Ne manquent que deux dates : sa propre mort et celle de son fils. Le burin va-t-il retentir à nouveau sur la pierre ?

Gloria n’a toujours pas ouvert le carton. Le taxi l’a amenée directement ici au sortir des bureaux de la Commission. Durant le trajet, elle a relu la liste des ossements : en effet, à part un morceau de crâne, le reste ne pèse pas bien lourd. Chaque fois que le véhicule prenait un virage serré, elle s’attendait à entendre des cliquetis. Mais il y a sans doute du coton, du rembourrage. Pour le confort de la victime, non ?

Gloria pose le carton sur la tombe de son fils, celle du milieu. Elle attend. Quelque chose. Un signe du Dieu auquel elle ne croit plus depuis l’adolescence. Un oiseau se posant sur la pierre tombale. Une feuille surgie de nulle part effleurant le carton. La voix de Luis montant de la sépulture.

Quelque chose.

Mais rien ne vient.

Avant de succomber elle-même à la brûlure du soleil, Gloria ramasse le carton et regagne l’entrée du cimetière. Elle jette les papiers dans la poubelle « recyclable », à côté de celle accueillant les fleurs fanées.

Elle a juste assez d’argent pour le taxi qui la ramène chez elle. Enfin, chez Luis. Chez eux, faute de mieux.

Une marche puis une autre.

Une marche puis une autre.

S’il doit y avoir un signe, c’est maintenant.

Une marche puis une autre.

Une marche puis une autre.

Gloria s’arrête devant la porte. Le carton dans ses bras l’empêche de voir le chien du paillasson. Elle résiste à l’envie de demander à Luis s’il est content de rentrer chez lui. Surtout ne pas l’influencer.

Elle attend. Mais rien ne vient.

Lorsqu’elle pose enfin le carton et récupère la clé sous le paillasson – « Tout va bien », dit le chien aveugle –, sa certitude est faite. Ce n’est pas Luis. Ces tristes reliques appartiennent à quelqu’un autre, l’une des innombrables victimes du conflit, homme ou femme, d’un camp quelconque – il y en a eu tant – ou simple passant malchanceux, au mauvais endroit au mauvais moment.

Une fois dans le studio, Gloria trouve une place sous l’évier où glisser le carton. Elle le gardera précieusement. Si elle le rend à l’avocat et au flic, ils essaieront de le fourguer à une famille plus malléable, qui préférera fermer les yeux et croire, malgré la tristesse, que l’attente est terminée. Il faudra aussi veiller à ce que l’on n’imite pas sa signature sur un formulaire de restitution. Luis est vivant. Donc, pour l’instant, « disparu ».

La fatigue rattrape soudain Gloria. Elle extrait une couverture du placard et la pose par terre, devant le canapé, pliée en deux avec un oreiller d’un côté. Elle ne se déshabille pas. Luis ne la verra pas nue s’il rentre à l’improviste.

Dans trois jours, pour les vingts ans, elle préparera un bon repas. Le plat préféré de son fils. Elle ouvrira grand les fenêtres afin qu’il le sente de loin.

Luis est vivant. C’est la vérité.

Et avec la vérité viendront des jours meilleurs.

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