Cette nouvelle est la suite de « Digital Blues », un texte paru en 2004 dans le numéro 35 de la revue Galaxies. La présente nouvelle a pour sa part été publiée en 2014 dans l’anthologie « Mélange des genres: panique chez les taxons » dirigée par Cédric Villani et Fatou Diomé (éd. presses de l’ENSTA). Amie lectrice, ami lecteur, si tu tombes sur ce texte avant le 1er juillet 2015 et que tu l’aimes bien, rien ne t’empêche – si ça te dit – d’aller voter en sa faveur pour le prix Rosny aîné (http://www.noosfere.com/rosny/). J’ai eu l’occasion d’animer un atelier d’écriture à la MJC d’Albi à partir de ce texte, en demandant aux participantes (oui, il n’y avait que des femmes) d’en écrire la suite au sens large (suite immédiate, lointaine, changement de personnage, etc.): ces personnes qui n’avaient en grande majorité jamais touché à la science-fiction ont sorti des idées très intéressantes malgré leur stress initial, preuve une fois encore que la SF est un « mauvais genre » qui fait peur à tort… En attendant, bonne lecture!
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Solomon Blum sort de chez lui. Le jardin est paisible, bien entretenu; la plaine paraît s’étendre à l’infini derrière la petite clôture en bois. Solomon s’avance; il connaît le nombre de pas – dix-sept – qui séparent le paillasson du portail.
Quatorze, quinze, seize, dix-sept. Il tend le bras par-dessus les planches peintes d’un blanc éclatant. Sa main disparaît, brouillant l’image de la plaine et des collines au loin. Le ciel n’existe pas, l’horizon non plus, pas plus la clôture, le jardin ou la maison. Pas plus que la main qui réapparaît, intacte, dès que Solomon recule.
L’ordinateur n’a pas la puissance de calcul nécessaire pour le laisser sortir du jardin. Ou, plus exactement, il ne dispose que des ressources prévues par contrat.
Solomon Blum est mort il y a trois ans, de ce que l’on persiste à appeler une longue maladie. Sa matrice neuronale avait été captée par les nanomachines de Digital Souls quelques mois plus tôt. Puis il est Revenu.
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Solomon se dit souvent que de nombreux Revenus doivent terriblement s’ennuyer. Confinés dans le périmètre de la clôture, voire, pour les contrats de base, dans la maison, ils n’ont rien à faire à part regarder la fausse télé qui leur sert aussi à communiquer avec le monde extérieur, celui des vivants, celui où les mains ne disparaissent pas. Des retraités condamnés à la prison éternelle.
Solomon a mis deux ans avant de pouvoir écrire à nouveau une ligne valable en tapant sur le faux clavier de son faux ordinateur. Deux ans à penser qu’il ne pouvait plus créer puisque la mort avait frappé et que des processeurs, même quantiques, ne remplaceraient jamais du bon vieux gras de cervelle. Deux ans à se demander comment il avait pu commettre l’erreur de vendre son âme à Digital Souls. Et justement, son âme, où était-elle? Peut-être pas loin, vu que les idées continuaient à affluer, des idées de livres et de nouvelles, comme à l’époque où il pondait au moins un roman par an.
Deux ans pour vaincre le syndrome de la fausse page blanche.
Puis tout à coup, le nouvel opus était prêt: 340 feuillets standards de thriller bien noir. La preuve que le grand Solomon Blum pouvait encore parler de sang même si l’ordinateur qui gérait la simulation ne le laissait pas se blesser avec son faux couteau quand il coupait de faux légumes.
Solomon avait encore attendu deux mois et de multiples relectures avant d’envoyer le texte à son éditeur, le temps de se persuader que, dans la mesure de ses compétences reconstituées, il estimait sa création à la hauteur des précédentes.
L’éditeur avait accepté. Un beau contrat. Si les droits d’auteur suivaient, Solomon pouvait même espérer signer un avenant avec Digital Souls pour repousser la clôture de quelques centaines de mètres. Car on ne dépassait jamais la clôture: la frontière devait être matérialisée, une frontière plus infranchissable qu’une forêt de barbelés.
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Par l’intermédiaire de la fausse télé, son éditeur lui présente Josef Mankovsky. Le fondateur de Digital Souls. Le Diable mangeur d’âmes, pensait encore Solomon avant de parvenir enfin à boucler un chapitre.
Et Mankovsky, en quelques phrases sèches, lui propose une nouvelle tentation. Le vieil homme a beau appeler ça une «innovation», Solomon sait reconnaître un contrat qu’il faut signer avec son sang, même quand le sang en question n’est composé que de qubits intriqués.
Qui d’autre que le Diable pourrait offrir la résurrection?
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Au premier jour de son Retour, Solomon avait tenté de lancer plus que sa main par-delà la clôture. Il avait eu l’impression de se dissoudre, de mourir une deuxième fois, puis il était réapparu dans son fauteuil, devant la télé qui diffusait un message de Digital Souls lui expliquant qu’il n’était pas le premier à essayer et que ça ne servait à rien.
Cette fois, la sensation est moins pénible. Peut-être parce qu’il s’y attend. L’ingénieur lui a dit de fermer les yeux et de compter jusqu’à dix. Comme dans une cour de récréation, pense Solomon, car tout ceci n’est qu’un jeu, un jeu monstrueux dont je ne connais pas les règles.
Solomon fait exprès de compter jusqu’à dix-sept, puis rouvre les yeux. Il se voit. Il est devant un miroir, mais son visage reflété semble lui-même prisonnier d’un miroir.
— Levez le bras gauche, dit l’ingénieur.
Il n’y arrive pas. N’arrive pas non plus à baisser la tête vers ce bras récalcitrant: toujours, devant lui, son visage dans le double miroir.
C’est alors que Solomon Blum comprend qu’il a bel et bien ressuscité, car l’ingénieur est à côté de lui, pas dans la télé. Un homme vivant, avec un corps de chair et d’os.
Solomon reconnaît soudain dans le miroir la créature métallique que Mankovsky lui avait présentée. Un androïde avec un écran à la place du visage, pour y afficher celui du Revenu ayant pris possession du corps artificiel.
Mankovsky avait expliqué que l’on aurait pu créer une copie presque parfaite d’un être humain, mais que tout le problème résidait dans le presque. Chaque petit défaut aurait semé le trouble chez les gens, comme devant une personne légèrement handicapée. Les spécialistes appelaient ça la «vallée dérangeante»: soit on garde un aspect très robotique, soit on réalise un androïde parfait, mais entre les deux, point de salut.
Solomon Blum a un nouveau corps. Donc il doit réapprendre à faire bouger des membres qui ne sont plus seulement des images soumises à sa seule volonté relayée par les calculs informatiques. D’abord des nerfs, puis des processeurs quantiques, et maintenant des moteurs actionnant des muscles de métal. Finalement, on en revenait toujours aux impulsions électriques. Rien ne changeait jamais. Quand les électrons circulaient, les morts ne se distinguaient plus des vivants.
Solomon lève le bras gauche. La lumière crue de la salle accroche la surface polie de son avant-bras. Il sourit en se saluant dans le miroir.
*
Signer des livres, c’est comme faire du vélo: ça ne devrait pas pouvoir s’oublier. Sauf que ça peut.
Solomon se rend vite compte qu’il a surestimé sa capacité d’adaptation à la carcasse métallique. Il a salué son reflet, il a voulu se lever, il est tombé. Depuis, les heures d’entraînement s’enchaînent dans des salles blanches qui ressemblent à celles d’un hôpital. Le cancer et la vie dans l’ordinateur n’étaient qu’un long rêve; en fait, il a été renversé par une voiture et suit des séances de rééducation. Logique. À condition d’oublier l’armure de Dark Vador. Et dans le film, ça finit plutôt mal.
Le soir, quand les scientifiques et les ingénieurs rentrent chez eux, Solomon retourne dans l’ordinateur. L’autre, pas celui qui est dans la tête de Dark Vador. Il ne se repose pas vraiment, puisqu’il n’a plus de muscles susceptibles d’être fatigués, mais la sensation n’est pas si éloignée: l’impression d’être soulagé d’un énorme poids.
Il réapprend d’abord à signer sur des feuilles. De la main gauche. Son androïde est gaucher parce que lui aussi l’était, dans la vie de chair. Comme avant, comme toujours, il n’obtient que des gribouillis avec la main droite. Les ingénieurs trouvent ça fascinant; Solomon ne sait pas quoi en penser.
On lui montre son livre. Parce que c’est un vrai livre, avec des pages en papier et une belle couverture cartonnée. Il n’avait pas attendu la mort pour oublier comment signer un bouquin: ça faisait déjà quatre ou cinq ans que ses romans ne sortaient plus qu’en numérique. Mais là, son éditeur aussi a voulu jouer à la résurrection. Digital Souls a tout prévu – et tout payé – pour que Solomon Blum l’androïde fasse sa première apparition publique dans une librairie.
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Comment n’y a-t-il pas songé plus tôt? Sans doute parce qu’il valait mieux ne pas se poser la question. Mais les points d’interrogation réussissent toujours à sortir du tiroir.
Solomon demande aux ingénieurs si c’est vraiment lui tout entier qui est présent dans l’androïde. Autrement dit, est-ce que sa simulation est transférée dans la machine à chaque fois? Autrement dit, si la machine crame d’un seul coup, est-ce que lui aussi crame/disparaît/meurt définitivement, pour de vrai, comme la putain de vieille mort d’avant?
En fait, non. La simulation est gelée dans l’ordinateur, copiée dans l’androïde, puis écrasée par la nouvelle version à la fin de l’entraînement, à la sortie du robot. Donc si Dark Vador crame, la simulation repart de là où elle s’était arrêtée, juste avant le dernier transfert. Et là-bas, dans l’ordinateur, Solomon Blum reprend sa petite vie électronique sans savoir qu’une autre version de lui est morte coincée dans un foutu robot.
Peut-être cela s’est-il déjà produit. Plusieurs fois. Combien de Solomon tombés au champ d’honneur en essayant de signer un bouquin de la main droite?
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Les bureaux d’une grande librairie. Ça se reconnaît au premier coup d’œil: il y a des cartons de livres partout, éventrés ou en attente de l’être, réduisant au minimum les passages dans lesquels les employés peuvent se faufiler. Solomon sait qu’il n’en reste plus beaucoup comme ça: une ou deux dans chaque métropole, avec une clientèle capable de payer ce qui coûte cinquante ou cent fois moins cher en virtuel.
L’odeur du livre. Il la sent. Croit la sentir. Mais il n’est plus très sûr de savoir encore déterminer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. Peut-être n’est-il pas le seul. Peut-être cela n’a-t-il plus aucune importance.
L’androïde attend dans les locaux depuis une semaine, amené en secret juste avant l’annonce, pour ne pas avoir à le déplacer une fois que les regards de tout le pays – du monde entier – seraient braqués sur la librairie.
Solomon tourne la tête. Les employés, le directeur, le regardent sans rien dire. Ils ne lâchent même pas un petit bonjour alors que certains d’entre eux le font régulièrement avec leurs propres Revenus, à travers la télé. Sans doute se demandent-ils s’ils vont oser lui serrer la main, au cas où le robot aurait une poigne trop forte. Normalement, pour dégeler l’ambiance, ils auraient proposé un café. Mais le visage-écran n’a pas de véritable orifice.
Solomon perçoit le tumulte de la foule, dehors. Il se lève pour aller regarder par la fenêtre, mais un représentant de Digital Souls l’en empêche. Pourquoi? Si l’entreprise veut jouer sur le naturel, quoi de plus naturel qu’un type, même en métal luisant, qui regarde par la fenêtre?
Qu’importe, l’heure est venue. Solomon descend l’escalier (on l’a entraîné à ça aussi) et s’installe à la table. Les livres sont là. De l’autre côté de la vitrine, il aperçoit les premiers lecteurs, qui l’aperçoivent à leur tour.
Porte ouverte. Une longue file se forme aussitôt devant lui, menée par une jeune femme dont le menton se met à trembler. Mais Solomon a compris dans le bureau: il dit bonjour, d’une voix qui paraît sortie d’une vraie bouche, et tend la main à sa lectrice. Qui la serre. Le menton ne tremble plus. Elle veut une dédicace pour Marion.
Et Solomon signe. Dix exemplaires. Cinquante. Cent. Deux cents. Sa main ne fatigue pas. Il peut faire ça toute la journée.
Jusqu’à ce type qui sort un flingue de son sac en le traitant d’enculé de putain de monstre.
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Solomon sort de chez lui. Le jardin est paisible, bien entretenu; la plaine paraît s’étendre à l’infini derrière la petite clôture en bois. Solomon s’avance; il connaît le nombre de pas – cent huit – qui séparent le paillasson du portail.
Dommage pour la librairie: Digital Souls a annulé la signature au dernier moment. Une histoire de sondage qui dit que le public n’est pas prêt. Mais ça viendra. Et Mankovsky lui a même offert un gros bonus sur son contrat de Retour, pour s’excuser.
Cent six, cent sept, cent huit. Il tend le bras par-dessus les planches peintes d’un blanc éclatant. Sa main disparaît, brouillant l’image de la plaine et des collines au loin.
Solomon Blum existe.